« Quelle adorable plante! » s’exclame avec admiration la Passante. « Attendez! je reviens avec mon mari, je veux qu’il la voit ».
Dire que ce vulgaire arbrisseau replié sur son tronc, entassé pêle-mêle parmi des dizaines d’autres allait passer inaperçu. Maintenant détaché du peloton, tige libérée, feuillage défroissé, il crâne, altier, au milieu de la place, prenant une envergure telle, à croire qu’il fleurira sous nos yeux ébahis.
Du haut de son mètre et quelques… coiffure aux mèches désordonnées, la Coquette imagine déjà le feuillu planté dans son décor. Étant de soie, il n’aura pas à redouter le soleil ni le manque d’arrosage en cas d’absence prolongée des tourtereaux.
D’un pas agile, portant à merveille le poids des années, notre Fleuriste à ses heures s’envole, laissant derrière elle l’odeur d’un parfum qui lui ressemble.
Je voudrais lui dire qu’elle est belle. Dans ses yeux couleur de brume, il y a l’émerveillement; dans son sourire, la joie de vivre; dans sa voix, l’enthousiasme.
Puis, réapparaît la Visiteuse, cette fois escortée de son Vieux. Comme elle, le retraité est dans la soixantaine avancée. Il avance d’un pas hésitant. Derrière, sa Moitié qui le suit depuis près de cinquante années.
En me voyant, il retire sa main de la main qui l’avait entraîné jusqu’à moi. Jusqu’à la plante. Jusqu’au désir de la Légitime que le temps et l’âge rendent plus élégante encore.
D’un geste coutumier, elle empoigne de nouveau les doigts libérés du Chevalier servant. Je remarque que les joncs se touchent.
« Regarde comme elle est belle. Comme elle irait bien… »
Avant même d’indiquer l’endroit où elle prendrait racine, la phrase est interrompue. Les doigts se délient.
« On n’est pas venu pour ça, murmure le Grincheux »
« D’accord, mais elle est tellement belle », réplique l’épouse.
« On n’est pas venu pour ça te dis-je. Tu le sais bien! »
La voix est ferme, un tant soit peu autoritaire. Cela se perçoit. Le sourire n’y est pas. Celui de la Sexagénaire s’estompe lentement. Même sérieux, le visage traduit tout de même un certain bonheur.
Qui a dit qu’elle voulait acheter cette plante? Tout simplement voulait-elle partager son admiration pour l’exquis bouquet de verdure? Ou mieux, témoigner à son Bien-Aimé l’importance qu’elle met à cajoler leur bonheur. C’était sa façon de dire : “Nous pouvons encore rêver, se faire de petits plaisirs, enjoliver notre nid”.
Il se pourrait que pour la Romantique, la plante soit l’excuse, l’alibi?
Pour qu’elle retrouve sa mine enjouée, j’aurais voulu lui souffler à l’oreille : “Revenez un autre tantôt. Ce n’est pas le meilleur moment, votre Vieux est sans doute fatigué ”
Hélas! les Mains-Vides sont repartis, sans jeter un dernier coup d’œil au feuillu convoité.
Mi-rêveuse, mi-songeuse, jusqu’à ce qu’ils disparaissent, je les ai suivis des yeux me disant :
“Pour elle comme pour lui, cette histoire de plante est sans conséquence, voire banale. Dans une heure, ce sera déjà du passé. Déjà oubliée.”
Qui sait! Un peu plus tard, à l’épicerie, ce sera peut-être au tour de l’Amoureuse de contrarier son Gourmand en replaçant sur le rayon le sac de biscuits au chocolat qu’il avait savoureusement glissé dans le panier.
Tu sais que le chocolat n’est pas bon pour ton diabète dira-t-elle avec autorité, sans remarquer la déception de l’Autre.
Et puis, machinalement, sa main rejoindra la main de tous les jours, pour la reprendre, comme elle a fait tant de fois et ils poursuivront ensemble leur chemin, comme si de rien n’était.
3 commentaires sur “La main de tous les jours…”
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J’adore cette histoire tellement finement racontée : un instantané de vie ou une peinture même ! Amitiés.
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Quelle narratrice tu fais, chère inconnue du Québec, quand je dis « inconnue », ça veut dire « prénom inconnu » puisque tu nous as gratifiés d’un joli sourire.
Je t’ai intégré dans la liste des blogs amis, dont je fais le tour depuis une dizaine de jours.
Tes histoires sont très bien racontées. J’ai bien aimé la manière dont tu as raconté ton histoire sur la tour de Taipei 101, par rapport à tes enfants et petits enfants.
Merci de nous apporter la joie de vivre et l’humour du Québec. Nous connaissions Michelle (de Laval au Québec), et récemment Jean-Paul.
Très amicalement
Jean-Louis
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Strange things happens too many times to be just an occasion
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