« Tout ce qui plie ne casse pas » vous aurait rappelé sagement votre défunt père. Avait-il appris dans son jeune âge la célèbre fable de La Fontaine : le chêne et le roseau? Peu importe, vous l’avez en mémoire. Elle vous revient en temps et lieu. .
Ce que vous avez oublié? Vous n’êtes plus cette gazelle pour enjamber le jardin en trois ou quatre bonds et rejoindre vos amis à la terrasse d’en face.
Vous voilà le pied gauche enfoui dans le trou qu’a creusé la marmotte, laissant votre petite personne assise pour ne pas dire effondrée au bord du précipice, sur la terre ferme. Vous ne bougez plus. La douleur vous transperce, va droit au cœur. Vous avez le souffle coupé. Monsieur-gendre et madame-fille, témoins de la chute rocambolesque, les yeux horrifiés, offrent de vous retirer de votre impasse. « À son âge » doivent-ils se dire?
D’abord, la douleur est trop aiguë pour retirer l’infâme de la tanière. Vous préférez attendre un moment refusant d’imaginer tous verdicts qui mettraient en péril votre saison de golf.
Vous demeurez immobile et priez vos sympathiques spectateurs d’attendre que l’horrible douleur se calme, les avisant que vous retirerez vous-même, ce délinquant de pied, le moment choisi. Pour l’instant, il n’est pas prêt.
Vous imaginez déjà l’homme de votre vie, stupéfié à la vue de sa partenaire de vélo, de marche et de golf dans un pareil état. N’écoutant que votre volonté, votre courage, vous refuserez carrément, même s’il l’ordonne, d’aller à la clinique pour une radiographie. Heureusement, il n’est pas loin, mais il n’est pas là. Tant mieux!
Vous avez repris vos sens. Avec une infime prudence, vous retirez la miraculée de son tombeau. Les cinq orteils bougent, la cheville aussi. Ouf! Rien de cassé. Lève-toi et marche « la gazelle », ordonnez-vous avant que le doute s’installe.
Pour la première fois de votre vie de belle-maman, votre gendre attendri vous offrira très gentiment son bras. Non pas le gauche, mais le droit. À son tour, votre fils vous ordonnera d’entourer de glace, la pauvre cheville et de vous asseoir « pour l’amour du ciel » expression favorite de votre mère en perte de patience.
Devenue deux fois sa taille, gonflée à bloc dirait votre petit-fils, la petiote emprunte à vos ombres à paupières les nuances les plus voluptueuses. De la pointe du pied à la cheville, les bleus, les ocres, les rosâtres se marient harmonieusement. Les compressent glacées, les bandages tout confort alternent au rythme d’un chrono.
Deux jours plus tard, la cheville reprend du poil de la bête et trouve chaussure à son pied. Vous voilà en marche vers un prompt rétablissement.