Depuis le 14 novembre, mon blog est demeuré silencieux. Une sorte de pudeur, une sorte de « petite gêne » s’était installée en moi, juste à penser que mes semblables, au pays de mes ancêtres, mes amis, mes cousins/cousines, avaient l’âme et le cœur meurtris, tandis que ma vie, la mienne suivait allègrement son cours.

Un matin de décembre, je reçois un mot de Jacques, un ami de la famille. Ce n’est plus le « cerveau », le bollé, le génie mécanique, mathématique, informatique, balistique; le concepteur, le créateur que j’ai le privilège de connaitre et dont j’ai entendu mille éloges. C’est l’homme, l’être dans toute sa dimension humaine, son authenticité, sa modestie, qui s’adresse à moi.
C’est le septuagénaire à la retraite, en train de se façonner une nouvelle vie. Une vie passionnante où, chaque jour, il retrouve le plaisir de sentir le grain du bois sous ses doigts, allant jusqu’à se réinventer dans la peau d’un Artisan.
Sur son courriel, Jacques me confie «J’aime bien ce texte». Il s’agit d’un très beau message de l’écrivain Louis Caron, livré en hommage aux artisans, lors d’une entrevue que m’accordait l’auteur, à l’occasion de la parution de son œuvre. « Le Canard de bois ». (Sur mon blog, voir archive 25-05-2011)
«C’est vrai, ajoute-t-il, qu’avec toutes ces choses autour de nous, aujourd’hui, faites par des machines, on dirait qu’elles n’ont pas d’âme. Par contre, quand on fabrique un objet, on lui donne une vie. Là je vais parler de moi. Comment j’arrive à un objet fini. J’imagine que c’est à peu près la même chose pour un artiste dans n’importe quel domaine».
« Une idée commence à germer dans ma tête puis lentement je commence à l’animer, lui donner une forme plus ou moins vague. Ensuite, je vais la visualiser jusqu’à elle devienne complètement claire. Je pratique beaucoup la visualisation, mon outil le plus précieux. Il peut s’écouler un certain temps avant que je lui donne suite ou bien, je vais sur-le-champ, commencer à dessiner, sur papier et sur l’écran. Je décide déjà de l’essence ou des essences (ou autres matériaux) qui vont être utilisées. Si ce sont des essences rares, je dois me les procurer tout de suite pour être assuré de les avoir en main avant de commencer, sinon, ça peut tout changer.
Tout en lui donnant sa forme, je dois en même temps voir comment je vais m’y prendre pour le fabriquer, c’est là, quelques fois, que ça commence à se gâter. La lumière se fait entre nuages et compromis. J’ai souvent le don de réaliser des choses compliquées qui donnent du piquant. Un défi quoi.
Quand j’ai complété la conception en 3D, là c’est bien vivant (virtuellement) et je commence à le tourner, le retourner, encore le retourner, le grossir, à changer un peu ceci, un peu cela, retourner en arrière, recommencer. Tout cela pendant des heures et des heures. Puis une autre version et encore une autre version. Après la version définitive, l’action va maintenant se passer dans l’atelier (le garage n’est pas fait pour l’auto).
Jusqu’à maintenant, la sensation se faisait uniquement par les yeux. Maintenant, ce sont tous les autres sens qui entrent en jeu. On manipule le bois, on le regarde sur tous ses angles, on le sent, on l’entend se faire découper se faire façonner. C’est lui donner son souffle. L’embryon prend graduellement sa forme. Tout devient vivant devant soi jusqu’à la touche définitive. Après cela, je vais passer un temps incroyable à le manipuler, le palper, le regarder, le contempler et enfin, lui inventer tous les défauts possibles. Viennent ensuite la séance de photos puis la documentation.
Finalement j’ai de la difficulté à m’en départir, je voudrais le garder pour moi, comme s’il faisait partie de moi. Tout ce que je souhaite, est que la personne à qui il est destiné sente la main de celui qui l’a créé et puisse être heureuse et en prenne bien soin.

Secret bien gardé entre l’Artisan et l’homme de ma vie, sans jamais dévoiler de quel objet il s’agit et à qui il est destiné, à demi-mot, Jacques narre l’histoire de ce tout petit morceau de bois, précieux comme la pupille des yeux, vestige des profondeurs (3 à 7 mètres) du lit d’une rivière située en Ukraine, enfoui là, datant du Néolithique, période de la préhistoire, de l’Âge de la pierre à l’Âge du bronze il y a 5,600 ans. Essence rarissime authentifiée: Chêne antique, certifient les experts après recherches et résultats à l’appui.

Cette petite pièce de bois, tout juste ce qu’il faut, superbement sombre, est confiée à l’inspiration de l’esprit créateur. Entre les mains de l’artisan, elle triomphera, prendra forme, prendra vie, s’animera, se parera d’or et deviendra cette élégante et majestueuse plume fontaine, faite main.
J’ai oublié de te dire » précise par souci du détail, le scientifique/artisan. “Je garde deux souvenirs précieux de mon père. Un petit coffre en chêne que mon grand-père Alfred lui avait fabriqué, tout à la main, en 1943. Puis les clochettes (2 ensembles de 3) de sa carriole que mon grand-père avait aussi fabriquées. Chez mon grand-père, lorsque les garçons avaient vingt ans, il leur donnait un buggy, une carriole, un cheval et un attelage qu’il fabriquait lui-même durant l’hiver.
J’ai aussi un vieux tournevis que mon grand-père Saül Allard avait fabriqué lorsqu’il travaillait chez Stanley, à Roxton-Pond. Il est décédé en 1935.»
Jacques! Tu nous dis : au bout de cette vie composée de mille projets d‘envergures, parfois de démesures, truffées de grandes et illustres réalisations et réussites: Aujourd’hui, comment te définis-tu? Le septuagénaire me répondra, les yeux baissés, la voix à peine perceptible comme s’il éprouvait le besoin de s’excuser, «artiste dans l’âme”.
La petite étincelle que provoqua la réponse de cet homme d’exception a suffi à réanimer la flamme de mon blog.
Et puis, tandis que Jacques donne souffle et vie à ses œuvres, qui dit qu’il ne leur insuffle pas une âme?

On peut voir les créations de Jacques Tétrault, Artisan sur bois à l’adresse http://jacquesartisan.com et sur Facebook : Jacques Artisan